Interview de Catherine Dufour

21 Fév 2017 | Actus

AU BAL DES ACTIFS

Interview de Catherine Dufour pour sa nouvelle Pâles mâles du recueil Au bal des actifs – Demain, le travail

Interview de Catherine Dufour

Fév 21, 2017 | Actus

À qui s’adresse votre texte ? Que dit-il de notre époque actuelle ?

Mon texte s’adresse à tous ceux qui travaillent, c’est à dire qui inscrivent leur activité quotidienne au sein d’un cadre social, pour leur rappeler de ne pas oublier de se questionner sur ce cadre et de se battre pour qu’il ne devienne pas une prison insalubre. Combat politique qui se rajoute au combat quotidien pour manger, c’est dire si ce n’est pas facile dans une journée qui ne dure jamais que 24 heures, mais nous n’avons pas le choix. « Souviens-toi que l’homme qui travaille ne sera pas de taille en face d’un pouvoir qui a tout prévu pour la bataille. » Par pouvoir, je n’entends pas nos instances démocratiques, mais les monarchies privées qui fournissent l’essentiel de nos postes laborieux. Et ce que mon texte dit de l’époque actuelle, c’est l’angoisse énorme de la précarisation qui pèse son écrasant poids de silence sur nos épaules et tort, abîme tout de notre vie.

Le titre de votre nouvelle « Pâles mâles » ne fait pas explicitement référence à son histoire. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’articulation entre les deux ?

Les deux gagnants de l’histoire sont pâles, et mâles. Et finalement, ils s’entendent sans mots sur des corps qui ne sont ni mâles, ni pâles. Ça en dit assez, je pense.

Vous brossez un tableau très sombre du travail de demain, entre Digital Labor, uberisation et perte totale de sens. Pourquoi vous êtes vous intéressée à ces aspects en particuliers ?

Je ne brosse pas le tableau le plus sombre possible, mais juste celui qui me semble le plus probable dans l’état actuel de l’art politique. Je ne fais pas dans l’originalité, d’accord : ce n’est pas moi qui ai inventé les notions de lovely et loosy jobs. Je voulais surtout souligner que la précarité n’épargnera pas les bac + 12, les sur-diplômés, ceux qui ont cru qu’ils s’en sortiraient seuls en étant « méritants », « travailleurs », toute cette cruelle blague de « rêve américain » qui met au pinacle la réussite individuelle et s’assoit des deux fesses sur la solidarité, pourtant notre seule planche de salut. Mettre une date de péremption aux diplômes, ça viendra, croyez-moi.

Parmi les seekfinds auxquels vos personnages sont forcés de recourir se trouvent divers travaux dégradants, pas vraiment sexuels mais pas loin (du « no-sex tarifé »). Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce rapport au corps et sa marchandisation ?

Mon héroïne regarde son corps comme un tableau de bord d’Airbus A320. Ongles ? Peints. Cheveux ? Blondis. Date de péremption ? Moins six mois. Le no-sex tarifé n’est pas le problème: il n’y a pas pénétration mais il y a toujours réification. Et le résultat, c’est ce morcèlement de la conscience de soi, et cette conscience de soi souffrante. Mes héros sont de véritables prolétaires : ils mangent mal, ont froid, vivent à l’étroit, se cognent partout, comptent chaque centime, regardent leur santé s’altérer. Leurs conditions de vie abîment leur corps, leur relation à eux-mêmes et aux autres. Le mot qui manque est : liberté. Se trouver bien photoshopée, c’est déjà être vachement loin de soi.

Malgré la « prise de vue » que vous proposez, ne voyez-vous aucune raison d’espérer du mieux des évolutions actuelles du monde du travail ? (L’automatisation et l’autonomisation des travailleurs n’est-elle pas aussi un vecteur d’émancipation ?)

Tout dépend bien sûr de notre capacité à être solidaires pour faire de cette automatisation une chance et non une catastrophe. Tout dépend de notre capacité commune à faire de la politique ensemble. Avec l’automatisation, pour le moment, on a eu ce qu’on a voulu mais on n’a pas voulu ce qu’on a eu : on voulait des loisirs, on a eu du chômage. Mais ce ne sont pas les robots qui nous virent : ce sont leurs propriétaires.

Peut-on éviter que le futur sombre que vous prédisez dans votre texte ne devienne réalité ?

Cf ci-dessus. CF Piketty, le revenu universel, la taxe robot. Nous n’en sommes qu’au début. C’est à dire que la robotisation dévore des emplois depuis des années mais comme elle n’envoyait à la casse que des ouvriers, personne n’en avait rien à foutre. Maintenant qu’elle va jeter sur le trottoir des médecins, des ingénieurs et tous les cols blancs, ça va remuer dans les chaumières haut de gamme, je vous le prédis.

Quid des droits des femmes dans le futur du travail ?

Elles seront sûrement renvoyées en premier vers leurs casseroles. Quoique. Les métiers du Care (soin, ménage), qui sont massivement féminins (c’est mal payé et c’est physiquement pénible), sont moins susceptibles que d’autre d’automatisation. Pour la simple raison qu’une aide-soignante coûtera toujours moins cher qu’un robot pour retourner sur son lit de douleur une vieille personne qui n’a que le minimum vieillesse comme valeur économique. Mais vous pouvez compter sur les hommes pour piquer ces postes s’il n’y en a plus d’autres. On parie ?

– Propos recueillis par Saint Epondyle

Catherine Dufour
Catherine Dufour

À qui s’adresse votre texte ? Que dit-il de notre époque actuelle ?

Mon texte s’adresse à tous ceux qui travaillent, c’est à dire qui inscrivent leur activité quotidienne au sein d’un cadre social, pour leur rappeler de ne pas oublier de se questionner sur ce cadre et de se battre pour qu’il ne devienne pas une prison insalubre. Combat politique qui se rajoute au combat quotidien pour manger, c’est dire si ce n’est pas facile dans une journée qui ne dure jamais que 24 heures, mais nous n’avons pas le choix. « Souviens-toi que l’homme qui travaille ne sera pas de taille en face d’un pouvoir qui a tout prévu pour la bataille. » Par pouvoir, je n’entends pas nos instances démocratiques, mais les monarchies privées qui fournissent l’essentiel de nos postes laborieux. Et ce que mon texte dit de l’époque actuelle, c’est l’angoisse énorme de la précarisation qui pèse son écrasant poids de silence sur nos épaules et tort, abîme tout de notre vie.

Le titre de votre nouvelle « Pâles mâles » ne fait pas explicitement référence à son histoire. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’articulation entre les deux ?

Les deux gagnants de l’histoire sont pâles, et mâles. Et finalement, ils s’entendent sans mots sur des corps qui ne sont ni mâles, ni pâles. Ça en dit assez, je pense.

Vous brossez un tableau très sombre du travail de demain, entre Digital Labor, uberisation et perte totale de sens. Pourquoi vous êtes vous intéressée à ces aspects en particuliers ?

Je ne brosse pas le tableau le plus sombre possible, mais juste celui qui me semble le plus probable dans l’état actuel de l’art politique. Je ne fais pas dans l’originalité, d’accord : ce n’est pas moi qui ai inventé les notions de lovely et loosy jobs. Je voulais surtout souligner que la précarité n’épargnera pas les bac + 12, les sur-diplômés, ceux qui ont cru qu’ils s’en sortiraient seuls en étant « méritants », « travailleurs », toute cette cruelle blague de « rêve américain » qui met au pinacle la réussite individuelle et s’assoit des deux fesses sur la solidarité, pourtant notre seule planche de salut. Mettre une date de péremption aux diplômes, ça viendra, croyez-moi.

Parmi les seekfinds auxquels vos personnages sont forcés de recourir se trouvent divers travaux dégradants, pas vraiment sexuels mais pas loin (du « no-sex tarifé »). Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce rapport au corps et sa marchandisation ?

Mon héroïne regarde son corps comme un tableau de bord d’Airbus A320. Ongles ? Peints. Cheveux ? Blondis. Date de péremption ? Moins six mois. Le no-sex tarifé n’est pas le problème: il n’y a pas pénétration mais il y a toujours réification. Et le résultat, c’est ce morcèlement de la conscience de soi, et cette conscience de soi souffrante. Mes héros sont de véritables prolétaires : ils mangent mal, ont froid, vivent à l’étroit, se cognent partout, comptent chaque centime, regardent leur santé s’altérer. Leurs conditions de vie abîment leur corps, leur relation à eux-mêmes et aux autres. Le mot qui manque est : liberté. Se trouver bien photoshopée, c’est déjà être vachement loin de soi.

Malgré la « prise de vue » que vous proposez, ne voyez-vous aucune raison d’espérer du mieux des évolutions actuelles du monde du travail ? (L’automatisation et l’autonomisation des travailleurs n’est-elle pas aussi un vecteur d’émancipation ?)

Tout dépend bien sûr de notre capacité à être solidaires pour faire de cette automatisation une chance et non une catastrophe. Tout dépend de notre capacité commune à faire de la politique ensemble. Avec l’automatisation, pour le moment, on a eu ce qu’on a voulu mais on n’a pas voulu ce qu’on a eu : on voulait des loisirs, on a eu du chômage. Mais ce ne sont pas les robots qui nous virent : ce sont leurs propriétaires.

Peut-on éviter que le futur sombre que vous prédisez dans votre texte ne devienne réalité ?

Cf ci-dessus. CF Piketty, le revenu universel, la taxe robot. Nous n’en sommes qu’au début. C’est à dire que la robotisation dévore des emplois depuis des années mais comme elle n’envoyait à la casse que des ouvriers, personne n’en avait rien à foutre. Maintenant qu’elle va jeter sur le trottoir des médecins, des ingénieurs et tous les cols blancs, ça va remuer dans les chaumières haut de gamme, je vous le prédis.

Quid des droits des femmes dans le futur du travail ?

Elles seront sûrement renvoyées en premier vers leurs casseroles. Quoique. Les métiers du Care (soin, ménage), qui sont massivement féminins (c’est mal payé et c’est physiquement pénible), sont moins susceptibles que d’autre d’automatisation. Pour la simple raison qu’une aide-soignante coûtera toujours moins cher qu’un robot pour retourner sur son lit de douleur une vieille personne qui n’a que le minimum vieillesse comme valeur économique. Mais vous pouvez compter sur les hommes pour piquer ces postes s’il n’y en a plus d’autres. On parie ?

– Propos recueillis par Saint Epondyle

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