Un extrait de la nouvelle Considère le nénufar, de Sabrina Calvo, à paraître dans le recueil Sauve qui peut, Demain la santé.
(Extrait non mis en page)
Cher journal,
Je viens de passer encore une de ces journées à courir partout avec mes crocs en bois une pointure trop basse. Vider, remplir, soulever, peser, panser, couvrir, caresser, souligner, sans compter la paperasse qui n’en finit pas, les ordinateurs qui marchent pas et les bippeurs à surveiller pour pas que l’administrateur se rende compte qu’on gruge le système. J’ai l’impression que les lieux rétrécissent, que les murs se rapprochent. J’en parle au déjeuner et Grapo me dit que c’est pas une impression, la direction a cédé du terrain à un concessionnaire auto qui pousse les parois une par une pour faire de la place à ses showrooms. On a encore reçu un nouveau règlement pour les toilettes, de plus les utiliser plus d’une minute à la fois et de remplacer les redresseurs automatiques de lit par des manivelles produites localement, c’est bio il paraît. Je crois que Otavi est partie se suicider dans le placard à balai. Moi, le seul réconfort que je trouve, c’est me mettre au chevet de l’ange et de le regarder esquisser son geste vers moi, alors je l’imite, mais nous ne sommes pas encore synchrones. Il manque quelque chose. Parfois, il semble conscient, et il me regarde comme un enfant tombé du nid céleste. J’essaye de lire quelque chose au fond de ses yeux en noyau d’amande, il y a trop de choses que je ne comprends pas, trop d’espaces et de recoins impossibles à cerner, d’échos aériens. Cette confusion, finalement, je me dis que c’est une chance. Je ne mesure pas cette tempête en moi qui tourne et tourne. Je l’observe et c’est tout un monde antique qui se dévoile. Peut-être est-il un véritable ange tombé du nid. Peut-être que nous sommes toutes si obsédées par la perspective que la technologie puisse remplacer la magie que nous avons perdu de vue le plus important. J’ai pris une longue inspiration. J’ai l’impression que des choses se jouent, des choses qui me dépassent. Qu’on a passé un cap, que tout ça, cette misère du soin, c’est allé trop loin. Que les nénufars nous disent quelque chose sur nous, mais quoi ?
On est trop loin de l’étang ?
*
Puisqu’on nous demande de tout mesurer, par vengeance envers la direction, on a commencé à modifier la façon dont on se déplace entre deux pièces, dans les couloirs saturés de crânes fleuris. Dans ma blouse déchirée, je me suis lancée dans la collecte des pots de la nuit. Partir sur la droite lentement, puis recadrer ma hanche. Mon centre de gravité se replace entre mes seins, en tension jusqu’au nombril. J’ai pris conscience de chaque subtile déflagration et changement d’intention, comme pour me dire que j’avais envie de tout détruire pour reconstruire. Je ne sais pas ce qui a provoqué ça en moi : l’ange et ce que nous allons vivre à son réveil, la fatigue, l’étang ou bien le geste, le geste, peut-être le geste.
Journal, je voudrais que tu comprennes que c’est aussi à cause de toi que je change. Je n’ai pas mangé, bu ou fumé de nénu. Je regarde les choses différemment, j’apprends à utiliser mon instinct, ne pas ressasser, ne pas repasser. Simplement apprendre à lâcher, dans cette énergie, ce flux incessant que je donne pour aider, pour soigner. Et c’est moi que je soigne en me donnant à la page. Je me donne cet espace. Face à la folie, à l’absurdité de nos rituels vides de sens. Face à toute cette souffrance, ces yeux baignés qui me fixent en implorant mon aide, ces sourires de reconnaissance où je lis la résignation d’un humain qui se donne à l’autre pour survivre, face à cette merveilleuse vulnérabilité jetée à la face du pouvoir inique de la mort, je trouve enfin l’ouverture, l’idée d’un futur qui ne ressemble à ces ruines, à cette renonciation. A cette injustice. Et pour lutter contre, pour ne pas céder, qu’est-ce qui me reste ?
Un geste ?
*
On a trouvé l’étang ! Sur le toit. Carma est venue nous dire que le plafond de la salle de repos menaçait de s’effondrer alors on a grimpé avec l’échelle et on a découvert une petite étendue d’eau là, accumulée depuis l’orage et les pluies d’après. C’est fou, j’y croyais pas mais ça ressemble à un petit coin de paradis. L’eau verte qui se trouble. Les particules qui apparaissent doucement en tendre mousse verte. Carma a dit que ça lui rappelait l’hôpital, comme une communauté fermée, soudée, avec ses règles. On a regardé les insectes et les feuilles posées, les restes de pollution agglutinés et on s’est fait la remarque que ça manquait de vie alors on est allé chercher le compost de nénufar qui restait et on a tout vidé dedans. On s’est persuadé que ça ferait des petites boutures de nénu, tout le monde était très content et Grapo a dit qu’il pouvait brouiller le signal des bippeurs pendant cinq minutes et Solvèn qui fait du pole dancing a mis de la musique sur son téléphone et on a dansé autour de l’étang sur la bande originale de Flashdance, What a feeling. Ç’a été le plus beau jour de ma vie depuis que j’ai commencé ce travail-là. Et on s’est toutes prises dans les bras, il y avait du soleil et dans ce rituel improvisé, on a trouvé une forme de liberté, comme des papillons.
*
Ce midi j’ai retrouvé Carma à la machine à café, essayant de trouver du café dans le jus que l’appareil avait craché. Les cernes sous ses yeux étaient comme des trous noirs dans son visage. Elle m’a raconté son rêve, un cauchemar qui l’avait profondément perturbée : elle avait rejoint un collectif d’infirmières au Canada qui traversait le continent dans un van rétro du genre Scoubidou. Elle avait trouvé parmi ces personnes une place qui lui semblait faire du sens. Et puis sa meilleure amie était morte parce qu’elle avait voulu marcher sur de la lave pour montrer que c’était possible. Au début, il ne s’était rien passé, ce n’est qu’après quelques minutes que ses baskets ont commencé à flamber, d’une lumière orange irréelle. Carma l’avait observé mourir dans d’atroces souffrances pendant plusieurs heures, la lave enflammant son être progressivement. J’ai consolé la petite en la prenant dans mes bras, lentement, en esquissant le geste : d’abord par la nuque puis vers moi. Je n’ai pas été surprise de voir qu’elle faisait la même chose envers moi, presque machinalement, comme si nous avions toutes intégré inconsciemment la nécessité d’un nouveau mode de communication pour surmonter nos frustrations, notre fatigue et le découragement. Une façon sincère de partager nos vulnérabilités. Je lui ai parlé de ce que j’écrivais dans mon cahier tous les jours, comme des bouts de moi que j’avais appris à mettre dehors puis à réintégrer. Que ça me faisait un bien fou de me regarder tomber, me décentrer. D’apprendre que j’avais aussi le droit à ma propre consolation. Carma m’a scruté, son beau visage démaquillé a éclaté de rire et elle m’a dit que j’étais peut-être devenue écrivaine.
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